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L’aménagement du territoire, la menace oubliée

 

Les destructions menées par l’Etat Islamique à Palmyre ont connu un écho retentissant dans les médias occidentaux. Au point de laisser penser que les conflits armés sont la principale cause de mise en péril d’un patrimoine. A vrai dire, il n’en est rien. Derrière les exactions militaires et terroristes, la grande menace du patrimoine mondial serait celle du développement urbain. Et avant le début de la guerre, la Syrie n’échappait pas au phénomène.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 

 

 

 

 

 

 

 

Elle arrive au pas de course. Le visage fermé. "Ca vient de tomber : Daesh aurait attaché trois personnes à des colonnes de Palmyre et les aurait faites sauter’’ lâche Annie Sartre, épigraphiste spécialiste de la Syrie. Depuis plusieurs mois, elle est beaucoup sollicitée par les médias. “Ca n’arrête pas ! Enfin, depuis le mois de mai…" souffle l’experte, dénonçant à demi-mot l’hypocrisie qu’il y a dans cet intérêt soudain à l’égard des sites syriens. Et pour cause, voilà près de 40 ans qu’Annie Sartre constate leur dégradation. La faute à un désintérêt de la communauté internationale, aux pillages et à la corruption largement répandue dans le régime dictatorial de Bachar al-Assad. La faute au temps qui passe, aussi, et au développement du pays. “C’est vrai qu’en Syrie il y avait également le problème de l’aménagement du territoire."

Sur les 75 sites à être ou à avoir été inscrits sur la liste du patrimoine mondial en péril de l’UNESCO depuis 1979, plus du tiers l’ont été en partie du fait de politiques d’urbanisme, de projets de développement et d’aménagement du territoire. Ce fut notamment le cas de la Vieille ville de Jérusalem, de la cité fortifiée de Bakou en Azerbaïdjan ou encore de la Vallée de Katmandu au Népal. Les conflits armés ne représentent quant à eux que 6% des causes de mise en péril. "Mais les destructions liées aux conflits sont plus spectaculaires et sensationnalistes, estime une archéologue spécialiste du Proche-Orient. Les dégradations liées aux transformations du territoire, elles, s’inscrivent dans le temps. Ca fascine moins."
 Le ton est amer. A demi-mot, elle dénonce l’hystérie médiatique qu’ont engendrée les destructions commises par Daesh.

Un patrimoine menacé depuis les années 1990 ?

Et pour cause, les sites syriens classés dans la liste du patrimoine en péril en 2013 étaient concernés – voire menacés - par des plans d’aménagements du territoire. “Avant la guerre, la Syrie connaissait les difficultés de tout pays émergent : urbanisation, exode rural, développement du réseau routier avec, dans certains cas, des routes qui traversent les sites’’ reconnait Nada Al-Hassan, responsable de la section Etats Arabes au centre du Patrimoine mondial de l’UNESCO. “A Bosra notamment, ou en Syrie du Nord, l’emprise urbaine était très resserrée autour des monuments, ça pouvait porter préjudice aux sites’’ confirme quant à elle Annie Sartre. Au Crac des Chevaliers, ou à Palmyre, les “problèmes liés à l’expansion des villes voisine’’ étaient soulignés par l’UNESCO en 2009. “Mais le problème avec Palmyre, c’était surtout la construction d'hôtels gigantesques, renchérit Sartre. Le tourisme reprenait dans les années qui ont précédé la révolution et ils avaient construit quelques hôtels qui n'étaient pas du meilleur goût, ça pouvait mettre en cause l’identité visuelle du site.’’

 

 

 



Des hôtels, on en trouve également à Damas, comme le Sheraton ou le Méridien. Depuis les années 70, la ville a connu de profondes transformations liées à un désir de modernité nourrissant des projets d’aménagement et le développement d’activités commerciales faisant fi de la protection du patrimoine. Avant le début de la guerre, de nombreux projets étaient à l’étude. Et faisaient l’objet de débats. C’était le cas d’un plan concernant la gare de Hijaz, un quartier à forte densité urbaine. Le trafic se trouvait engorgé dans le centre-ville. Et démolir la gare aurait résolu le problème. Seulement, le monument était classé au patrimoine mondial de l’UNESCO et n’a pas pu voir le jour. Preuve que l’organisation des Nations Unies était au fait des menaces liées à l’urbanisation. Selon ses indicateurs, les sites syriens étaient menacés depuis les années 90. Pourtant, elle n’a jamais classé un seul site du patrimoine syrien dans la liste du patrimoine en péril.

“Moi, depuis que je vais en Syrie, le problème de la dégradation des sites se pose" lance Annie Sartre, qui a constaté sur le terrain le désintérêt des fonctionnaires responsables de la protection des sites. Et de renchérir, d’une voix sèche : “Je pense que l’UNESCO aurait pu être plus sévère et dirigiste pour protéger les sites classés. A Bosra, par exemple, je ne suis pas certaine qu'il y ait eu un compte-rendu régulier de ce qui se passait sur le terrain. Mais, il y a tellement de sites en Syrie, elle ne peut pas tout contrôler."

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D’autant plus que l’UNESCO joue avant toute chose un rôle de conseil auprès de l’Etat partie, limité dans la protection des patrimoines. Et rassemble des fonds dans le cas de demandes d’assistance internationale. “On a reçu des demandes d’assistance internationale, avant le début de la guerre" pose Richard Veillon, qui travaille au centre du Patrimoine mondial. “On a fait le compte, on a reçu au moins une vingtaine de demandes qui ont été pourvues. On a eu par exemple 50 000 dollars pour Bosra, 5000 Alep, 150 000 pour Damas, 35 000 pour le crac des chevaliers, 80 000 pour Palmyre et 30 000 pour les villages antiques. Donc effectivement il y a eu de l’assistance financière accordée. Chaque demande est assortie d’un rapport de mise on œuvre. En principe, cet argent a été utilisé à bon escient", se satisfait Veillon dont l’avis est partagé par Youmna Tabet de l’Unité des Etats Arabes du centre du Patrimoine mondial de l’UNESCO. “A Alep et à Damas, il y avait effectivement un projet d’autoroute qui était en cours, donc il y a eu des missions qui ont travaillé pour inverser la tendance et faire en sorte que le projet ne se fasse pas."

 

Les mobylettes de Palmyre


Pourtant, force est de constater que le classement de l’UNESCO n’a pas eu que des effets positifs sur la conservation des sites. A Bosra, plusieurs experts estiment que le déplacement des populations vivant sur les sites classés a contribué à la détérioration des monuments. “Au moins, quand les gens habitent des ruines parce que c’est leur maison, ils en prennent soin’’ commente Annie Sartre. “Et puis, il faut voir ce qu’est devenu le site d’Angkor. Le site a été classé, les touristes ont débarqué en masse et ça pose problème pour les monuments."  Dans le quartier de Sarouja, près du centre-ville de Damas, la démarche a été particulièrement contre-productive : les habitants ont laissé leurs immeubles se détériorer à l’état de ruine dans l’espoir que de nouveaux immeubles de neuf étages les remplacent.

 

 

 



 

 

 

 

Car c’est toute la difficulté à laquelle était confrontée l’UNESCO avant le début de la guerre civile en Syrie. Comment concilier le développement d’un pays avec la conservation de son patrimoine ? “Le problème de l’UNESCO, c’est qu’elle impose une vision très occidentale de la notion de patrimoine, elle veut muséifier et figer alors que l’Homme a toujours aménagé son patrimoine’’ souligne une experte du patrimoine syrien. Selon l’archéologue, les Syriens ont un rapport au temps différent de celui des Occidentaux. “Ils ont une vision linéaire de celui-là mais où tout est concentré dans le présent, où la frontière entre le passé, le présent et le futur est moins marquée que dans les sociétés occidentales. Sur le terrain, ça donne des jeunes en mobylettes qui traversent le site de Palmyre.’’

 

(Notre base de données ici.)

"Le problème de l’UNESCO, c’est qu’elle impose une vision très occidentale de la notion de patrimoine, elle veut muséifier et figer alors que l’Homme a toujours aménagé son patrimoine"

« Avant la guerre, la Syrie connaissait les difficultés de tout pays émergent »

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